[Lis] Nulle et Grande Gueule, Joyce Carol Oates

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Bonsoir, chers lecteurs! Je suis tout particulièrement heureuse de vous écrire ce soir, car le roman dont je m’apprête à vous parler m’a fait si forte impression que je le qualifie sans hésitation de premier coup de cœur de l’année 2016! Voilà qui donne le ton – et qui place la barre très haut pour les onze mois à venir!

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Elle c’est Ursula – Parce qu’elle est grande, très grande, mal dans sa peau, Ursula se surnomme elle-même la Nulle. C’est pourtant, à seize ans, une belle fille, intelligente et d’une volonté peu commune. Solitaire, indépendante, elle ne ressemble pas aux autres.

Lui c’est Matt – Doué, drôle, c’est un garçon brillant, apprécié de tous. Il aime faire rire, il parle haut et fort. Trop parfois. Le jour où l’une de ses plaisanteries tombe dans les mauvaises oreilles, les événements s’enchaînent, prenant une tournure de plus en plus dramatique. Seule Ursula ne cède pas à la rumeur…

Quand je suis tombée sur ce roman, rangé au rayon jeunesse de ma librairie, j’ai dû y regarder à deux fois. Joyce Carol Oates, l’immense poétesse américaine à la plume sombre et torturée, auteur d’un roman pour adolescents? Quelle épatante découverte! Inutile de vous préciser que je n’ai pas hésité un seul instant et que je me suis emparée de ce livre… pour ne le reposer qu’une fois achevé.

Et, bien que ce ne soit pas une opinion très populaire au sein de la communauté de ses lecteurs, je dois me rendre à l’évidence: Nulle et Grande Gueule est sans doute mon titre favori de l’écrivain. Sous des dehors anodins, il a résonné en moi comme seule une poignée d’ouvrages y étaient parvenus jusqu’alors.

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La force qui se dégage des personnages y est indéniablement pour beaucoup. En effet, dès les toutes premières pages, je me suis sentie proche des protagonistes de l’intrigue, alors que rares sont les romans à deux voix qui réussissent à me convaincre de la sorte. Le plus souvent, l’une des destinées m’interpelle au détriment de l’autre, et je me surprends à frémir d’impatience pendant la moitié de la lecture. Nous sommes ici bien loin de ce regrettable cas de figure.

Ursula est d’ailleurs l’une des narratrices les plus touchantes que j’ai pu rencontrer. Sa grande sensibilité, qui semble contredite par la robustesse de sa silhouette, la rend vulnérable et l’incite à s’inventer un alter-ego bravache et insouciant, qu’elle baptise secrètement la Nulle. Si cette construction de l’esprit fait d’elle une sportive accomplie et une personnalité forte de son lycée, elle n’en demeure pas moins un mensonge, qui nuit à ses relations amicales autant qu’à son estime personnelle.

De son côté, Matt est un garçon bien intégré, dont les excellents résultats scolaires n’entravent en rien la popularité. Son arme n’est autre qu’un humour ravageur qui, contre toute attente, se révélera brutalement à double tranchant. Une plaisanterie maladroite, prononcée devant les mauvaises personnes, et le voilà subitement mis au ban de la communauté bien-pensante de Rocky River. Au-delà de sa vie de lycéen, c’est  son existence entière qui vole alors en éclats.

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Ce roman m’a successivement amusée, interpellée, révoltée et bouleversée. L’injustice de l’épouvantable malentendu qui s’abat sur Matt suscite la réflexion et ne peut laisser aucun lecteur indifférent. Nos deux héros, en butte à l’incompréhension de leurs proches, à l’égoïsme de leurs parents et à l’aversion du reste du monde, incarnent des âmes pures que nous aimerions voir épargnées de telles épreuves.

Fort heureusement, si le constat que dresse l’auteur de la société est loin d’être brillant, l’amitié qui unit Matt et Ursula apporte au roman une contagieuse note d’espoir qui réchauffera les cœurs les plus meurtris.

Quel que soit votre âge, je ne peux que vous recommander cette belle lecture qui, en à peine 200 pages, risque bien de ne pas vous laisser indemne.

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[Lis] Un amour noir, Joyce Carol Oates

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Bonsoir à tous! J’espère que vous vous portez bien et que vous profitez de ce temps épouvantable pour bouquiner sous une couverture, une boisson chaude à la main.
C’est exactement le programme que je me suis réservé ces derniers jours et c’est la raison pour laquelle je vous propose aujourd’hui une note de lecture consacrée à Un amour noir, de Joyce Carol Oates.

C’étais en 1912, dans la vallée de la Chautauqua, au nord de l’Etat de New York.
La belle Calla aux longs cheveux roux vivait les jours sans les voir, auprès d’un mari qu’elle n’aimait pas.
Cette année-là, pour Calla, la réalité existe comme un rêve. Un amour noir comme l’homme dont son corps épouse le corps, noir comme un rêve de nuit et de mort.
« Si ceci est un rêve, ce n’est pas le mien, car comment saurais-je le rêver? »
Unis par l’amour et plus encore que l’amour.

Si vous consultez fréquemment mon blog, vous savez sans doute déjà que Joyce Carol Oates est l’un de mes écrivains contemporains favoris. Cette fois cependant, ce n’est pas sa seule plume qui m’a donné envie de découvrir ce titre, mais également la couverture, illustrée d’un éblouissant tableau de Fernand Khnopff.
Il ne s’agit pas là d’un simple choix de l’éditeur, mais bien d’une volonté de l’auteur qui a trouvé l’inspiration de ce roman dans l’énigmatique toile du symboliste belge. Les deux œuvres partagent, d’ailleurs, le même titre original: I lock my door upon myself – bien plus évocateur qu’Un amour noir, vous en conviendrez.

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J’ai été captivée par la façon dont le symbolisme imprime sa marque sur l’écriture de Joyce Carol Oates. En effet, son style, toujours aussi poétique, se pare ici de mystère et de symboles, et se nourrit de sublimes descriptions de paysages luxuriants et vaporeux.
Le personnage de Calla est d’ailleurs une femme symboliste par excellence. Proche de la nature, au point de se confondre avec la végétation et d’être assimilée à un animal sauvage, elle apparaît troublante et intimidante aux yeux de ceux qui l’entourent. Son tempérament indépendant, indomptable, la rend intrigante, éveille la méfiance et alimente les plus absurdes légendes. D’elle, on raconte tout et son contraire: est-elle démente? Alcoolique? Ou simplement de la « racaille blanche »? Jamais, toutefois, on ne parvient à cerner sa personnalité.

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Outre l’empreinte du symbolisme, on retrouve dans ce court roman certaines des préoccupations qui hantent l’oeuvre de l’auteur. La confusion des identités, en premier lieu, apparaît par le biais du nom de l’héroïne. Calla est en réalité née Edith, mais elle ne répond qu’au premier prénom, prononcé par sa mère dans un ultime souffle. Calla devient le prénom secret que la jeune femme se choisit et qu’elle ne confie qu’à son amant, Tyrell Thompson. Celle que sa belle-famille appelle Edith est une personne bien différente, distante, souvent absente. Edith n’est rien d’autre qu’un masque.
La question de l’amour mixte est également au cœur de l’ouvrage. Le récit prend place au début du XXe siècle, où la simple vision d’une femme blanche s’adressant à un homme noir comme à son égal était une source de scandale. Calla, pourtant mariée, bravera cet interdit social, tout comme elle défiera les éléments lors de la scène de la barque, présentée en ouverture du roman et à laquelle l’intrigue nous mène. Cette image de l’embarcation, occupée par un couple d’amoureux curieusement imperturbable, avançant inexorablement vers de vertigineuses chutes se révèle d’une extraordinaire puissance visuelle et émotionnelle. Celle-ci se voit encore décuplée par l’écriture d’Oates, dont le rythme s’accélère jusqu’à l’inévitable et abrupt point final.

En conclusion, Un amour noir est un roman d’une rare intensité, dont la poésie et l’univers envoûtant ne devrait laisser aucun lecteur indifférent.

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